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"Un pays sans artistes est un pays mort", avait coutume de répéter M'Hamed Issiakhem, jamais de guerre lasse..

Il a été un initiateur, un éveilleur, un réveilleur même : mais aussi et surtout un "créateur" de talent, sur cette aire féerique qu'est la palette, qui lui a valu une grande audience et une popularité bien au-delà de nos frontières. Je pense particulièrement à des pays comme l'Allemagne ou la Bulgarie, où il a laissé son sceau indélébile (prix George Dimitrov), ou le Vietnam qu'il a sillonné en pleine guerre destructive avec notre ami Khé.

Quand il vous entretenait d'un tableau qu'il aimait, il vous rendait conscient de tout ce que la peinture dans son ensemble représente. Il avait une sorte d'ouverture extraordinaire : derrière ce dont il parlait, il embrassait ce qui donne à l'existence son prix, qui représente le dépassement même de l'existence et qui, quelquefois, en dégage le sens. Cela était un pouvoir extraordinaire, un pouvoir d'ailleurs qu'on retrouvait dans sa vie quotidienne. Il n'y avait pas chez lui que le champ des activités picturales : il y'avait aussi un contact direct qui éveillait, qui sollicitait.

C'était un homme aimant la vie avec une espèce de fougue, de chaleur, de cordialité, de générosité : les soirées passées chez lui, rue Charles Valin (actuelle Chérif Zehar) dans la fraternité retrouvée avec Pouchkina, sa compagne des bons et mauvais jours, avec Katia leur fille, Kateb Yacine, Chérif Hamia, Saïd Ziad, Bachir Laliam, Khaled Benmiloud… Ces mêmes soirées répétées à Bains Romains (Hammamet) où Nadia, sa femme, mettait toujours une note de gaieté à nos dissipations effrénées.

Il m'est impossible d'aller à la rencontre ou de résumer en quelques phrases un homme où il y avait tout et qu'il aurait fallu connaître dans sa totalité magique. Ainsi, je renonce à donner de lui une image qui risque d'être déformante. M'Hamed a su utiliser toutes les subtilités et les obscurités de ses modèles, de son imagination, de son esprit, de ses procédés et de sa réflexion morale. Ici, je ne peux que me référer à la beauté des formes de ses trois Transparence et à d'autres toiles où la grande fatigue, la maladie et peut-être la prescience de la mort lui tiennent lieu de lyre. Son autoportrait Chimiothérapie entre autres…

Je garde au cœur ce qu'il y avait de plus beau en lui : l'homme bon, d'une impitoyable franchise et tour à tour cassant, véhément, pétulant, c'est-à-dire son expression la plus tendre et la plus émouvante. En fait, M'Hamed n'était pas un aboutissement, mais un commencement et un perpétuel renouvellement en art. Il reste à cet égard doublement une exception qui a réussi l'exploit de réconcilier la tragédie de l'homme avec la peinture. J'entends encore le rire de M'Hamed, généreux, communicatif, avec un rien d'ingénuité ou d'agressivité qui n'appartenait qu'à lui. J'entends sa parole, qui dévoile à tout instant les évidences secrètes, car la saveur du quotidien s'y mêle de façon sans pareille à la profondeur des choses.

M'Hamed avait une manière bien à lui de susciter l'essentiel, qu'il parle d'un bon cru du Dahra ou de Mouloudji, des roses de Djemaâ Sarridj, d'une toile de Mokrani, d'un couscous maison chez Malika Ouzegane, ou d'un camping improvisé avec Kateb Yacine et Harikès (le guitariste) à Mantes-la-Jolie ou encore d'un week-end succulent à Taourirt Mimoun (Aït Yenni) au printemps 63, où nous étions allés Pouchkina, lui et moi rendre visite à Da Lmulud.

"La longue cicatrice qui te noue /La volonté en abrégé /Le matin qui entaille la mer /La parole fécondée qui devient battement d'ailes /Le volcan contre l'écriture de ta chair qui nomme le sel /L'orge désoleillé de délire / L'île en gésine qui pleure dans ta main /Clair de terre qui t'habille." (1)

M'Hamed Issiakhem avait vraiment une sorte d'appétit de vie - il avait beaucoup voyagé, il avait été en contact avec des civilisations étrangères qu'il admirait, car il aimait l'art sous toutes ses formes, il aimait tout ce qui témoigne de la création humaine - lorsque donc il parlait des réalités concrètes, de certains lieux, de pays visités, il faisait là aussi apparaître sa conception, sa vision réconciliée du monde. Même lorsqu'il parlait d'un personnage ou d'un groupe de personnes, il faisait apparaître derrière lui ou derrière eux cette sorte d'humanitarisme dont il était habité.

Sa peinture était éclairante. Il a porté jusqu'à la perfection son art de la manière la plus naturelle - tous les tourments de l'homme et du monde avec une mention, une propension particulière pour les opprimés et les déshérités - et la plus raffinée à la fois sans jamais tarir. Sa source d'inspiration et d'éloquence. Il est mort trop tôt, mais il a su s'accomplir dans les ténèbres, la sérénité, l'épanouissement, dans le tremblement de tous les cyclones.

Un vrai peintre ! Encore une fois, les mots ici sont réducteurs, neutres ou galvaudés et perdent toute leur vertu incantatoire. Un vrai peintre qui portait en lui la certitude d'une grande œuvre sans défauts irritants ni facilité. Ainsi, il ne faut pas se contenter d'enfermer M'Hamed dans son seul carcan pictural avec des poncifs, des fantasmes et des inhibitions. C'était un artiste qui savait déchaîner ses mille facettes de feu, un chanteur à la voix juste, un guérilléro de la verve et du verbe, un poète inspiré et pur : une poésie dénuée dans son entier d'a priori et de présupposé. Chaque mot avait chez lui sa pesanteur, sa pointe acérée, sa ductilité.

"Meure ta patience /Ton tison obscur qui émonde l'été /L'eau médiane hors les feuilles /La nuit exsangue de tes désirs." (2)

De cette personnalité immense et à nos yeux si peu disparue, il ne faut donc pas détacher le peintre pour l'installer dans un alvéole, car pour lui, vivre et peindre auront représenté la même référence à un absolu, comme une flamme partielle, passagère fait référence à l'absolu d'un feu unique et éternel. Tu connaissais la mort, parce que déjà adolescent tu l'avais frôlée, parce que tu aimais la vie. Enfin que tes passions du monde qui ont été de liberté et de justice rejoignent à présent celles de la terre - qui sont la brûlure des blés et du soleil. La bateau de ta vie, parti de Bains Romains (Hammamet) un 2 décembre 1985, largue de nouveau ses amarres.

"L'eau qui germe /L'eau glacée en agonie et une prairie d'automne qui se désole /A contre ciel les meules de ta colère /Mais qui réchauffera ta mémoire sans brèche /Les mutilations du silence de ton silence." (3)

Djamel AMRANI-


KATEB Yacine disait:

... C'était un narrateur inépuisable. Il me racontait son enfance, sa vie de tous les jours, jusqu'à notre rencontre. Il se livrait entièrement, ce qui ne l'empêchait pas d'affabuler et de brouiller les pistes, lorsqu'il se laissait prendre au charme du récit. Il devenait alors un grand écrivain, sauf qu'il parlait au lieu d'écrire.

La plus vive sensibilité, une intelligence toujours en éveil, le don du verbe et du geste, tout lui appartenait, et il usait de tous ces dons, en tyrannique virtuose, mais aussi en martyr, car il vivait toujours sous le choc de cette maudite grenade américaine, qui lui explosa dans la main, et qui ne finissait pas d'exploser dans sa vie. Que faisait-elle en Algérie, cette grenade américaine ? Elle aurait dû servir à combattre les nazis. Au contraire, elle mutilait et tuait des enfants... Pour vivre la vie d'Issiakhem, il fallait exploser avec lui, pendant des heures, des nuits, et des semaines...

Notre amitié ne fut jamais limitée aux artistes. Nous fréquentions aussi des ouvriers, des étudiants, des gens de tous les milieux. Nos amis étaient innombrables.

Parfois, dans Paris ou à Mantes-la-Jolie, nous étions une horde : acteurs, musiciens, manœuvres, chômeurs, etc... D'autres fois, nous nous retrouvions à quatre ou à cinq, comme dans Nedjma. Nous étions alors une étrange famille, qui me faisait penser au roman de Dostoïevski : les frères Karamozov. C'est pourquoi Issiakhem m'appelait " karama ". Quant à moi, je l'appelais " Oeil-de-Lynx ", pour sa clairvoyance. Nous avions ainsi tout un code. Nos délires collectifs, s'ils avaient pu être enregistrés, formeraient aujourd'hui une bibliothèque.

Il pouvait être aussi un excellent acteur, et tint le rôle de Mustapha dans une lecture publique du Cadavre encerclé, ma première pièce publiée par la revue Esprit, alors que commençait la lutte armée en Algérie. Cette lecture publique avait été organisée au boulevard Saint-Michel par Ahmed Inal, responsable des étudiants algériens à Paris, avant la création de l'UGCMR.

Issiakhem était très lié avec Inal, qui se chargea de recueillir une centaine de souscriptions en vue de publier en tirage à part le cadavre encerclé.

Le premier souscripteur était Gérard Philipe... Quant à Inal, il mourut peu après, les armes à la main...

... Je l'ai vu, plus d'une fois, finir une toile en quelques heures, pour la détruire tout à coup, et la refaire encore, comme si son oeuvre aussi était une grenade qui n'a jamais fini d'exploser dans ses mains. On détruisant son oeuvre, dans un suprême effort de tension créatrice, comme pour briser le piège ultime de la beauté, le peintre viole ses propres formes, car le démon de la recherche le pousse toujours plus loin. Mais toute création commence nécessairement par l'autodestruction. Pour se faire soi-même, il faut toujours trancher les liens, s'opposer à une société qui tue l'homme dans l'artiste et l'artiste dans l'homme. Le peintre qui se veut réellement créateur ne peut pas adorer l'oeuvre créée par lui. Il ressent le besoin de l'éprouver sans cesse. Il court effectivement le risque de la détruire. Et dans cette destruction, il voit en un éclair la gerbe d'œuvres futures qu'il va tirer du feu, de même que le Vietnam s'est construit sous les bombes.

On ne connaît encore que quelques-unes de ses œuvres ; c'est qu'Issiakhem est généreux. Il offre ce qu'il fait, ou s'en sépare pour survivre. Il habite un enfer où il faut faire feu de tout bois, et c'est lui-même qu'on voit brûler, d'un bout à l'autre de son oeuvre. A cette extrême et haute tension, l'art est une catastrophe, un naufrage de l'homme, une vision de l'invisible et un signe arraché à la partie des morts. Mais l'enfer où il vit est la plus belle des fonderies, car c'est là qu'il travaille, avec la rage des Fondateurs. Et ce travail se fait par bonds, ou par sursauts imprévisibles, un travail de volcan à l'intérieur de l'homme, pour qu'il puisse dire : "Je me suis fait moi-même, je reviens du néant, et j'ai lutté contre la mort, grenade contre grenade."

KATEB Yacine


Issiakhem : Homme de couleurs...

Par Benamar MEDIENE

Je vois M'hamed Issiakhem peindre, je pense à Antonin Artaud : "Et s'il y'a quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c'est de s'attarder artistiquement sur des formes, au lieu d'être comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers".

Devant sa peinture, Issiakhem est le déconcertant, le paradoxal, l'irrévérencieux démiurge, qui, dans sa lucidité prophétique avale de la poudre à canons et allume une cigarette. L'art, pour lui, est toujours un risque qui engage l'existence même de celui qui l'assume.

Toute la vie d'Issiakhem est marquée d'explosions, d'impulsions et de brûlures dont on voit les traces d'arrachements et de brisures sur son corps où habitent des douleurs tenues muettes. Mais aucun affaissement de la silhouette ; aucun renoncement ni complaisance dans le regard. Au contraire, tout en lui est densité et tension. Il se tient et marche légèrement en oblique comme pour pénétrer l'espace d'un seul trait fulgurant. Il traverse inlassablement, dit Kateb Yacine, dans son art comme dans sa vie, la même ligne électrifiée. "

Le pays des peintres est comme celui des Indiens, ces tailleurs d'arcs de bois ; ces tailleurs d'images. C'est un pays de dangers où l'on porte son art sur sa propre peau. Il est plein d'opacités océanes ; aucun mystère n'y est définitivement élucidé et où, seuls, les rayons de soleil, à hauteur d'homme, donnent à la solitude son épaisse humanité.

Les peintres y sont concurrents ou associés des Dieux. Ils jouent avec la lumière et la prennent au sérieux. C'est par elle et avec elle qu'ils débordent la parole. Ils nous parlent. Ils nous font parler ; de nous-mêmes à nous-mêmes et aux autres.

Lieu de parole d'une extraordinaire géométrie où la polarité est constamment déplacée. Les mots y sont remous, à la fois fluides et denses, mobiles et brisés. Ils sont signes sans sens donné. Ils portent en leurs flancs tous les possibles dons lesquels l'émotion et la raison trouvent leur commune intelligence.

Mais de qui ou de quoi je parle ? De peinture, d'un peintre ou d'un ami ? D'un artisan de la lumière ou de M'hamed Issiakhem ? Manière d'esquisser un personnage pour dissimuler l'autre ou coup de force contre le sort pour imposer silence à ma peine ? Faut-il alors laisser les verbes courir sur le papier en traînant derrière eux des images rémanentes, l'une poussant l'autre, jusqu'à épuisement de la mémoire ; jusqu'au lever du jour, dernière frontière avant les évidences ?

J'ai connu Issiakhem il y'a plus de vingt ans, en même temps que kateb Yacine, Malek Haddad, Mohamed Zinet, Mohamed Saïd Ziad, Jean-Marie Serreau, Mourad Bourboune, Hadj Omar... à un moment où tous nos fantasmes libertaires, soudain, se vidaient devant la liberté venue à notre rencontre ici et aujourd'hui -. C'était à Paris, en été 1962. Mais ces fantasmes sont pugnaces. Ils n'abdiquent que rarement. Ou alors c'est pour rire ou lorsqu'on est très fatigué par la liturgie en bois dur des censeurs salariés. Ou bien encore, ils s'esquivent dons une provisoire discrétion devant une porte poussée de l'histoire. L'indépendance en était une ; et une belle. Elle était là, encore toute fiévreuse, agitée et nue dans une fragrance d'aloès, de genêts, de sueur et de poussière de juillet...

... Kateb et Issiakhem étaient, à mes vingt ans commencés, mes repères dans l'algérianité ; dans son histoire et dans son espace, transfigurés par la littérature et la peinture.

Mon vertige était grand d'être le lecteur passionné et troublé des énigmes qui bougeaient en leurs œuvres et d'être le témoin amicalement accepté dans le sillage tumultueux de leurs existences. Ces énigmes sont restées énigmes pour moi et pour d'autres, non qu'elles soient des mystères indéchiffrables, mois parce qu'elles sont des lieux de parole en dialogue avec les temps historiques nouveaux.

La littérature et la peinture deviennent avec Kateb et Issiakhem une digue, clandestinement et dangereusement bâtie, contre les fuites et l'évanouissement de la pensée.

Par l'écriture et par le figuratif se reconnaissent les temps de l'homme et s'annoncent des passages fantastiques d'une humanité nostalgique vers des humanités ouvertes dans lesquelles les passions de la vie restent problématiques mais possibles.

Issiakhem disait sa peinture avant de la faire et une fois faite, elle se disait elle-même. Toute idée de mystique créative ou d'inspiration spontanée meurt dans la démesure de son humour vif argent. Son verbe haut et effilé gronde en des poésies maelström sur un tempo de Bandera Rossa ou sur un air triste d'un ancien chant berbère. Il parlait des femmes. Il pensait à notre humanité. Femmes douloureuses et pleines, tatouées de blessures portées au front et au fond du corps. Humanités suturées, vrillées aux flancs du Djurdjura, aux bords de la Tofna, dons les gorges du Rhummel, sur les étendues drues des steppes, sur le socle métallique des Ziban. Femme une et plurielle, accrochée aux barbelés des temps de guerre, acculée au mur auquel elle se confond ; Femme dont la parole est cisaillée par celle de l'autre.

Sa pensée est constamment au travail, à la dérive dans d'anciennes mythologies et dans les frasques du quotidien.

Comme sa poésie, comme sa musique, sa révolte est à fleur de lèvres, au bout des doigts. Ru bout de ces quatre doigts de sa main unique, il donne au rêve, à la révolte, à la douleur, l'assise solide d'une merveilleuse et rigoureuse technique...

Benamar MEDIENE

Docteur en sociologie Enseignant à l'université d'Oran

 
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